L'interprétation des rêves, S.Freud, J.Lacan, W.Bion
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Dernière mise à jour : 20 mars

I. Freud : le compromis pulsion/censure
Dans son ouvrage majeur écrit en 1900, L'interprétation des rêves, Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, nous invite à explorer l'univers fascinant de nos songes, qu'il considère comme une voie privilégiée vers notre inconscient. Voici les concepts essentiels à retenir :
1. Le rêve, reflet de nos désirs cachés
Freud voit le rêve comme l'expression déguisée de désirs refoulés. Ces souhaits, souvent inavouables, trouvent dans le rêve un moyen détourné de se manifester, échappant ainsi à la censure de notre conscience. Ces désirs proviennent principalement de la vie infantile et trouvent une voie d'expression dans le sommeil, lorsque la censure psychique s'affaiblit.Le rêve est une formation de compromis entre le Ça (qui exprime les pulsions brutes et les désirs inconscients) et le Surmoi, qui joue le rôle de censeur. Pendant le sommeil, le Moi (la partie consciente) est en retrait, mais la censure du Surmoi reste active, d’où la nécessité de déguiser les désirs sous une forme acceptable.
Exemple : Vous rêvez d’un somptueux banquet où vous mangez sans retenue. En réalité, ce rêve peut traduire un désir de combler un manque affectif ou un besoin de gratification immédiate, que vous réprimez consciemment dans votre vie quotidienne.
Un rêve d’ascension rapide d’une montagne peut symboliser un désir inconscient de triomphe social ou une volonté de surmonter un obstacle personnel. Ce désir, inacceptable dans sa forme brute (par exemple, vouloir surpasser un collègue en lui nuisant), est transmuté en une image positive et moins conflictuelle
2. Contenu manifeste et contenu latent
Freud distingue entre le contenu manifeste, accessible au conscient, et le contenu latent, qui reflète les désirs, peurs et conflits inconscients. Le travail du rêve opère une transformation, rendant le contenu latent méconnaissable.
La transformation repose sur les mécanismes de condensation, déplacement et figuration (développés au point suivant). Freud compare le rêve à un rébus, où le sens caché doit être décodé. Le contenu manifeste n’a souvent qu’une valeur symbolique et ne doit pas être pris au pied de la lettre.
Exemple : Un rêve de clé perdue (contenu manifeste) peut renvoyer à une crainte inconsciente de perdre le contrôle sur une situation importante (contenu latent).
3. Les mécanismes du rêve
Freud identifie trois mécanismes centraux dans la construction des rêves :
Condensation : Plusieurs éléments latents se regroupent en un seul élément manifeste. Exemple : Un visage de rêve combinant des traits de votre mère et de votre mentor peut exprimer un mélange de respect, de crainte ou de dépendance envers ces figures d'autorité.
Déplacement : Une émotion ou une idée latente est déplacée vers un objet ou une scène anodine.
Exemple : Un rêve de verre brisé pourrait dissimuler une colère ou une peur liée à une relation fragile.
Figuration : Les idées abstraites ou complexes sont traduites en images symboliques.
Exemple : Une mer agitée peut représenter une instabilité émotionnelle ou des conflits internes.
Ces mécanismes sont analogues aux processus psychiques à l’œuvre dans les symptômes névrotiques, ce qui rapproche les rêves des formations psychopathologiques (lapsus, actes manqués).
4. Les sources du rêve
Freud distingue plusieurs sources qui nourrissent le contenu latent des rêves :
Résidus diurnes : Les expériences récentes fournissent une matière brute. Ces événements servent de prétexte à l’activation de désirs inconscients.
Exemple : Après une confrontation avec un collègue, une personne rêve qu'elle reçoit un prix prestigieux sous les applaudissements de tous, y compris de ce collègue. Ce rêve peut sembler refléter une réconciliation ou une reconnaissance mutuelle. Cependant, à un niveau latent, il peut traduire un désir inconscient de triompher sur l'autre, de l'humilier en affirmant sa supériorité, ou encore de combler un sentiment d'infériorité ressenti pendant la dispute.
Cet exemple montre comment un rêve apparemment harmonieux ou positif peut dissimuler des tensions sous-jacentes ou des émotions conflictuelles. Cela reflète la complexité des désirs humains, que Freud décryptait à travers l'analyse onirique.
Désirs infantiles : Les rêves expriment souvent des pulsions issues de l’enfance, où le Ça était prédominant. Ces désirs, trop conflictuels pour être acceptés à l’âge adulte, persistent dans l’inconscient.
Exemple : Un rêve de voler est souvent une expérience marquante, empreinte d'une sensation de liberté et d'euphorie. Pour Freud, ce type de rêve peut être lié à des désirs infantiles refoulés, en particulier ceux qui cherchent à retrouver un état de toute-puissance et d'absence de contraintes.
Dans l'enfance, le jeune enfant vit une période où ses désirs sont perçus comme absolus et où il n'a pas encore intériorisé les limites imposées par la réalité (les lois de la gravité, les normes sociales, les attentes parentales, etc.). Voler dans un rêve évoque cette époque révolue où tout semblait possible, sans barrières physiques ni sociales.
Un adulte qui rêve fréquemment de voler pourrait revivre inconsciemment des souvenirs d'une période de l'enfance où il se sentait libre et tout-puissant, par exemple lorsqu’il jouait sans restriction ou se sentait entièrement protégé et soutenu par ses parents. Ce rêve réactive cette nostalgie d’un état d’autonomie totale.
5. La fonction protectrice du rêve
Le rêve permet de satisfaire symboliquement nos désirs refoulés, tout en préservant la qualité de notre sommeil. Il offre une soupape à nos tensions internes, évitant ainsi des réveils intempestifs. Freud affirme que le rêve préserve le sommeil en évitant que des tensions internes (désirs ou angoisses) n'entraînent un éveil brutal. Cette fonction repose sur le compromis entre les pulsions inconscientes et la censure du Surmoi.
Freud établit un lien entre le rêve et le symptôme névrotique, dans le sens où les deux offrent une solution partielle et provisoire à un conflit psychique. Cependant, le rêve est limité dans le temps et n’a pas vocation à guérir : il soulage momentanément les tensions.
Exemple : Une personne rêvant de manger un gâteau lorsqu’elle a faim pendant la nuit n’aura pas besoin de se réveiller pour satisfaire ce besoin.
Le rêve est un substitut de satisfaction : Une personne en manque affectif rêve qu’elle est entourée de ses amis proches, partageant un moment chaleureux et rempli de rires.
Dans ce rêve, la personne compense un sentiment de solitude qu’elle ressent consciemment ou inconsciemment dans sa vie quotidienne. Le rêve agit comme un mécanisme protecteur, permettant à l’individu de satisfaire temporairement son besoin d’affection et de connexion sociale sans se confronter à la réalité de son isolement. Grâce à cette satisfaction symbolique, le sommeil est préservé, car la tension interne (liée au manque affectif) est momentanément apaisée.
6. L'interprétation des rêves selon Freud
Plutôt que de se fier à des dictionnaires de symboles, Freud préconise une exploration personnelle, en s'appuyant sur les associations libres du rêveur pour dévoiler la signification profonde de chaque songe. Freud rejette l’idée d’un symbolisme universel rigide (même s’il reconnaît des tendances générales). L’interprétation doit être individualisée.
L’analyste guide le rêveur à explorer ce que chaque élément évoque pour lui. Cette méthode permet de contourner la résistance et d’accéder à des pensées inconscientes liées au rêve.
Exemple : Une femme rêvant d’un serpent peut associer cet élément à une menace ou à une énergie sexuelle, selon son vécu personnel et ses conflits internes. L’interprétation ne peut être validée que par le rêveur lui-même, en fonction de ses associations.
Conclusion
Freud voit dans le rêve une porte d’entrée unique vers l’inconscient, une formation à la fois cryptique et riche de sens. L’étude des rêves ne se limite pas à leur contenu manifeste, mais exige un déchiffrement patient des mécanismes et des désirs sous-jacents. Pour l’analyste comme pour le rêveur, l’exploration onirique devient un voyage vers les couches les plus profondes de la psyché.
Au sujet des cauchemars
Dans un rêve "classique", la censure du Surmoi est suffisamment efficace pour déguiser les désirs refoulés sous une forme acceptable, d’où l’absence d’angoisse. Cependant, dans un cauchemar :
Le contenu latent (désir inconscient) est trop puissant ou trop menaçant pour être complètement déguisé par la censure.
Le Surmoi ou la censure onirique échouent à transformer le conflit latent en une image acceptable. Résultat : le rêveur ressent directement l’angoisse liée à ce désir ou à ce conflit.
Les cauchemars émergent souvent de conflits psychiques non résolus ou de traumatismes. Ils peuvent exprimer :
Des désirs inacceptables : Ces désirs sont si contraires aux valeurs conscientes du rêveur qu’ils génèrent de l’angoisse lorsqu’ils apparaissent, même sous forme déguisée.
Exemple : Rêver de blesser un être cher peut refléter une colère refoulée ou un sentiment de culpabilité lié à des pensées jugées inacceptables.
Des souvenirs traumatiques : Les cauchemars rejouent parfois des événements traumatisants, non comme des désirs, mais comme des traces mnésiques refoulées.
Exemple : Une personne ayant vécu une agression peut rêver à répétition de cette scène, exprimant ainsi l’angoisse refoulée liée au traumatisme.
Des angoisses profondes : Les cauchemars peuvent être le reflet de peurs existentielles, telles que la peur de la mort, de l’abandon, ou de la perte de contrôle.
Exemple : Rêver de tomber dans un gouffre peut traduire une angoisse d’effondrement psychique ou d’échec personnel.
La fonction des cauchemars : une tentative d’élaboration psychique
Freud ne considère pas les cauchemars comme un simple échec du rêve, mais comme une tentative de l’inconscient pour travailler sur un conflit ou un traumatisme.
Libérer une tension interne : Les cauchemars permettent de donner une forme symbolique (même brutale) à des conflits ou des émotions refoulées, évitant ainsi qu’ils se manifestent sous forme de symptômes dans la vie éveillée.
Confronter l’inacceptable : Ils exposent le rêveur à ses désirs ou peurs inconscientes, même si cela provoque de l’angoisse. Cette confrontation peut être le premier pas vers une intégration psychique ou une résolution du conflit.
Les cauchemars comme indice d’une résistance psychique
Dans l’analyse freudienne, les cauchemars révèlent souvent une forte résistance :
Le rêveur lutte inconsciemment pour empêcher un désir ou une peur de remonter à la conscience. L’angoisse ressentie est alors un signe que le conflit inconscient est particulièrement intense ou menaçant pour le Moi.
Exemple: Un patient rêvant d’être poursuivi par un homme masqué ressent une terreur intense. Lors de l’analyse, il découvre que cette figure représente son père, associé à des souvenirs d’abandon ou de violence. Le cauchemar illustre ici la difficulté du patient à intégrer ces émotions conflictuelles liées à la figure paternelle.
Rêves d'angoisse liés à des traumatismes
Dans les cas de traumatisme, Freud note que les cauchemars peuvent être des répétitions directes d'événements passés. Ces rêves ne visent pas à déguiser un désir mais à rejouer une situation qui n’a pas été digérée psychiquement.
Théorie freudienne élargie avec la répétition : Dans ces cauchemars, la fonction principale est moins la réalisation d’un désir que l’élaboration psychique d’un trauma, comme si l’inconscient essayait de « maîtriser » l’événement en le répétant.
Exemple : Une personne ayant vécu un accident de voiture rêve à plusieurs reprises de cet accident, ressentant chaque fois la même terreur. L’analyse pourrait révéler que l’accident réactive un sentiment plus ancien d’impuissance ou de danger, souvent lié à des expériences d’enfance.
Conclusion : Le paradoxe des cauchemars dans la théorie freudienne
Les cauchemars ne sont pas un échec du rêve, mais une réponse à des conflits ou désirs d’une intensité telle que la censure onirique ne peut les transformer complètement. Ils expriment la lutte entre les forces du Ça (désirs, pulsions) et du Surmoi (censure, normes), tout en offrant une tentative d’élaboration ou de maîtrise de ces tensions.
Freud suggère qu’en les analysant, on peut non seulement déchiffrer les conflits inconscients, mais aussi avancer dans leur résolution, transformant ainsi l’angoisse brute en compréhension.
II. Avec Lacan : le cauchemar et le Réel
Pour Jacques Lacan, le cauchemar est intimement lié à sa triade fondamentale : le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel. Là où Freud parlait de censure et de refoulement, Lacan met l’accent sur la structure du sujet et son rapport au langage.
Le Réel dans le cauchemar
Le Réel chez Lacan n’est pas la réalité ordinaire, mais ce qui échappe au langage, ce qui est hors sens.
Dans un cauchemar, le sujet est confronté à une irruption du Réel, souvent sous une forme insupportable. Cette intrusion peut apparaître comme une absence de sens (par exemple, une menace diffuse ou un danger sans origine identifiable).
Le cauchemar marque un moment où les mécanismes symboliques (langage, significations) échouent à contenir l’angoisse brute, laissant le sujet face à une expérience traumatisante.
Exemple lacanien : Un patient rêve qu’il est englouti par une vague géante et se réveille en hurlant. Cette vague peut être analysée comme une manifestation du Réel, un surgissement d’angoisse pure qui n’a pu être métabolisé par des significations symboliques (comme l’histoire personnelle ou les métaphores oniriques).
L'angoisse comme signal du désir de l'Autre
Pour Lacan, l’angoisse n’est pas seulement liée à des pulsions refoulées, mais à la confrontation avec le désir de l’Autre.
Dans un cauchemar, le sujet peut ressentir une perte de repères symboliques, face à une question cruciale : Que veut l’Autre de moi ?
Exemple lacanien : Un rêveur voit une figure sans visage le poursuivre. Ce cauchemar peut être interprété comme la confrontation avec l’énigme du désir de l’Autre, ici représentée par l’absence de visage, qui signale un manque ou une question sans réponse.
III. Avec Bion : le cauchemar comme échec de la fonction alpha
Wilfred Bion, influencé par la psychanalyse freudienne et kleinienne, propose une perspective différente. Pour lui, le cauchemar reflète un dysfonctionnement dans la capacité du psychisme à transformer des expériences brutes (sensations, émotions) en pensées symboliques.
La fonction alpha et le traitement de l’angoisse
La fonction alpha, dans la théorie de Bion, est la capacité de l'esprit à transformer des éléments bruts ("éléments bêta") en représentations symboliques ou en pensées.
Lorsque cette fonction échoue, les éléments bêta restent non transformés et deviennent des sources d’angoisse brute, apparaissant sous forme de cauchemars.
Cauchemar comme échec de la fonction alpha : Un cauchemar survient lorsque le psychisme n’a pas pu "digérer" une expérience traumatique ou émotionnellement intense. Cela peut être lié à un environnement incapable de contenir les affects du sujet (manque de "holding" au sens de Winnicott).
Exemple bionien : Une personne rêvant de se noyer dans des eaux sombres pourrait exprimer une angoisse brute qui n’a pas été symbolisée. Si, dans l’enfance, ses émotions de détresse n’ont pas été reconnues ou contenues par les figures parentales, elles restent non transformées et réapparaissent sous forme d’images écrasantes dans le rêve.
Le rôle du contenant-contenu dans les cauchemars
Bion développe la métaphore du contenant-contenu : un contenant (la psyché, souvent liée à la mère dans les premiers mois de vie) doit accueillir et transformer les émotions brutes du sujet (contenu).
Si ce processus échoue, le sujet est submergé par des émotions ou sensations insupportables, qui se manifestent sous forme de cauchemars.
Exemple : Un patient rêve d’être enfermé dans une pièce qui rétrécit, avec des murs qui l’écrasent. Ce rêve peut représenter un sentiment de claustrophobie émotionnelle lié à une incapacité de son environnement à contenir ses angoisses lorsqu’il était enfant.
IV. Comparaison des perspectives : Freud, Lacan, Bion
Théorie | Origine du cauchemar | Perspective principale |
Freud | Désir inconscient ou conflit refoulé trop intense | Le cauchemar résulte d’un compromis incomplet entre le Ça et le Surmoi. |
Lacan | Irruption du Réel ou confrontation au désir de l’Autre | Le cauchemar marque l’échec du Symbolique à contenir l’angoisse. |
Bion | Échec de la fonction alpha ou d’un contenant psychique | Le cauchemar traduit une incapacité à transformer des émotions brutes en pensées. |
Conclusion
Les cauchemars, qu'ils soient vus sous l'angle de Freud, Lacan ou Bion, signalent une confrontation intense avec l’angoisse, qu’elle soit liée à des désirs refoulés, au Réel ou à une défaillance dans la transformation psychique des émotions.
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