Jung, un voyage vers soi. Frédéric Lenoir
- Popi Oreo
- 20 mars
- 8 min de lecture
L’auteur, philosophe et sociologue, nous aide à lire certains auteurs complexes comme Carl Gustav Jung.
Très bon thérapeute et disciple de Freud jusqu’à la séparation (l’élève ayant surpassé le maître en quelque sorte par le meurtre symbolique du père), “fils et héritier scientifique” (Freud a alors cinquante et un ans et Jung tente et un), il a guéri de nombreux malades du monde entier qu’on croyait incurables.
Il souligne l’importance de l’analyse didactique du thérapeute (sa propre analyse auprès d’un psychanalyste). Ce n’est que lorsqu’il sera capable de dialoguer avec son propre inconscient, son ombre, qu’il pourra aider les patients à faire de même. Les psychiatres et autres thérapeutes agissant avec un masque (la persona) sont critiqués pour se réfugier derrière une cuirasse intellectuelle (ils ne se laissent pas aller à la rêverie, la créativité, veulent ranger les patients dans des cases psychopathologiques prédéfinies..). Les patients les plus difficiles à traiter, nous dit Jung, c’est à dire les plus résistants à la cure, sont les intellectuels qui cultivent une “psychologie à compartiments”.
“Je n’essaie jamais de convertir un malade à quoi que ce soit, je n’exerce sur lui aucune pression.” (donc pas d’hypnose par exemple) ”Ce qui m’importe avant tout, c’est que le malade parvienne à sa propre conception”.
Jung est un penseur spirituel (et profondément croyant, à sa façon) à la différence de Freud, plus scientifique. Visionnaire, il n’a cessé de rappeler l’importance de la psyché humaine dans les solutions d’un avenir meilleur et les pires dangers pour l’humanité et la planète. Ecolo avant l’heure, il aimait plus que tout la méditation en pleine nature et les animaux.
La discorde porte sur l’omniprésence de la sexualité dans la métapsychologie de Freud. Si Jung rejoint Freud sur le refoulement, il récuse l’idée freudienne que tout refoulement est d’origine sexuelle. D’autres facteurs sont à prendre en compte, comme la question de l’adaptation sociale ou l'oppression par des circonstances tragiques de la vie.
De plus, si l'inconscient pour Freud est essentiellement individuel, Jung crée le concept d’”inconscient collectif” comme structure psychique universelle innée qui nous relie de manière vivante à l’histoire de nos ancêtres depuis des millénaires.
Autre point de désaccord : tandis que Freud conçoit l’inconscient comme une sorte de cave sombre et pleine de nos désirs inavouables refoulés, Jung le perçoit comme un grenier doucement illuminé par nos aspirations vers le sacré et la réalisation spirituelle. Freud ne voit dans la spiritualité que névrose ou illusion. Jung lui donne une dimension anthropologique fondamentale.
Jung accorde du crédit au spiritisme et aux phénomènes paranormaux inexpliqués que heurtent le rationalisme de Freud.
En août 1913, Jung prend ses distances avec la psychanalyse (freudienne) et présente sa propre approche thérapeutique, qu’il nomme “psychologie analytique”.
Débute une forme de dépression qui durera plusieurs années. Jung, depuis son enfance, perçoit deux personnalités en lui : la première est celle de son moi conscient (rationnelle, logique, extravertie et tournée vers la réalisation sociale) ; la seconde est celle de son inconscient (irrationnelle, poétique, introvertie et contemplative). Depuis la fin de son adolescence, il a donné la priorité à sa personnalité numéro I et c’est ainsi qu’il a construit une carrière professionnelle remarquable, une famille, un réseau sociale. Mais au milieu de sa vie, en 1913, à trente-huit ans, il ressent la nécessité de redonner la parole à son inconscient et de laisser réémerger sa personnalité numéro II longtemps étouffée, de partir en quête de son mythe personnel. Il nomme ce processus, “processus d’individuation”.
Le processus d’individuation est central dans la pensée de Jung. Il désigne le chemin par lequel un individu devient pleinement lui-même en intégrant les différentes parties de sa psyché. Il ne s’agit pas d’un développement linéaire, mais d’un mouvement progressif qui mène à une harmonisation entre le conscient et l’inconscient.
Au cœur de ce processus se trouve le Soi, qui est plus vaste que le moi conscient. Contrairement au moi, qui est l’identité que nous avons de nous-mêmes au quotidien, le Soi représente l’unité totale de la psyché, comprenant à la fois le conscient et l’inconscient. Jung le considère comme un archétype central, souvent symbolisé dans les rêves et les mythes par des figures de sagesse (le vieux sage, le guide spirituel) ou par des formes géométriques harmonieuses comme le mandala.
Pour parvenir à l’individuation, l’individu doit traverser plusieurs étapes :
1.La confrontation avec l’Ombre : Il s’agit d’accepter les aspects refoulés de sa personnalité, souvent jugés négatifs ou inavouables.
2. L’intégration de l’Anima ou de l’Animus : L’homme doit reconnaître et équilibrer sa part féminine (l’anima), et la femme sa part masculine (l’animus), afin d’atteindre une plus grande complétude psychique.
3. Le dialogue entre le conscient et l’inconscient : Grâce aux rêves, aux symboles et à l’imagination active, l’individu peut recevoir des messages de son inconscient et en tirer des enseignements pour son développement personnel.
4.L’union avec le Soi : Une fois ces étapes franchies, le moi cesse de se croire au centre de tout et se laisse guider par une force intérieure plus profonde : le Soi.
L’individuation ne signifie pas devenir un individu isolé, mais au contraire trouver sa place authentique dans le monde, en étant en accord avec sa nature profonde. Elle est souvent accompagnée d’un sentiment de connexion avec une dimension spirituelle, qui peut se traduire par une sensibilité au sacré ou une ouverture aux expériences numineuses.
Jung insiste sur le fait que ce processus est un chemin de toute une vie, et non un objectif à atteindre rapidement. Il permet de dépasser les conditionnements sociaux et personnels pour accéder à une liberté intérieure et une paix profonde.
Dans son Livre rouge, livre de ses visions, mandalas, découvertes alchimiques, Jung s’adonne à ses visions intérieures et ressent le danger de tomber dans la folie tout comme Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Il y a beaucoup de similitudes entre les deux œuvres. S’enfermant dans sa tour de Bolligen en 1923, au bord de l’eau (symbole en psychologie des énergies inconscientes et de l’origine, l’eau renvoie à la matrice originelle, la vie intra-utérine, la mère), Jung voit dans cette tour la représentation de l’individuation. Il y médite, au bord du lac, sur un rocher. Il sculpte, sur les murs de son petit château (la tour ayant évolué en château), les motifs de sa mythologie personnelle. Il y partage des moments avec son “anima”, Toni Wolff, sa seconde compagne avec qui il a une complicité très forte. Pas d’eau courante ni d'électricité, “ces travaux rendent l’homme simple et il est bien difficile d’être simple”.
Dans sa nouvelle géographie de l’âme, Jung redéfinit la psyché humaine en quatre continents : le moi conscient et ses orientations (les types psychologiques), l'inconscient personnel, l’inconscient collectif, le Soi. L’âme désigne la globalité de la psyché à travers ces quatre dimensions.
L’homme moderne est de plus en plus coupé de son inconscient, ce qui lui apporte névroses et psychoses, au contraire de l’homme primitif qui était sans doute trop soumis à son inconscient et à une conscience de groupe.
La supervision ou la cure analytique permettent ce dialogue interrompu entre conscient et inconscient, sans que le moi ne soit submergé par la puissance de l’inconscient sous peine de dissociation psychique (ex schizophrénie).
Comme la religion a imprégné toutes les civilisations humaines du passé, nous sommes tous marqués par elle : symboles et archétypes religieux sont présents dans notre inconscient collectif qui ressortent dans les rêves de tout un chacun, même chez le plus hostile à la religion. Car il y aurait une fonction religieuse au sein de notre inconscient. L’être humain est un animal religieux, un homo religiosus. l’âme naturellement religieuse, naturaliter religiosa.Même si, avec Freud, Jung reconnaît que la croyance religieuse peut être névrotique (interdits religieux// interdit du père par rapport aux pulsions sexuelles et agressives), il soutient la fonction positive du fait de croire et de pratiquer une religion qui favorise un accès au numineux (expérience intense du sacré qui dépasse la raison et provoque un sentiment d’émerveillement ou de terreur) et donne accès à des énergies très importantes. Les personnes qui vivent des expériences religieuses profondes sont souvent, constate Jung, les plus heureuses et les plus équilibrées qu’il ait rencontrées.
Au sein de son cabinet, Jung a peu de patients catholiques pratiquants, car ceux-ci trouvent, affirme-t-il, dans leur pratique religieuse, un univers symbolique riche et un accompagnement spirituel qui n’est pas sans rappeler l’accompagnement thérapeutique. Il souligne l’importance du rituel (messe) et de la confession (en tant que méthode d’hygiène mentale).
Jung considère que l’inconscient s’exprime à travers des langages symboliques que l’on retrouve dans les rêves, les mythes et les traditions spirituelles. Les symboles donnent une forme compréhensible aux contenus inconscients. Contrairement aux signes, ils sont polysémiques et relient le conscient à l’inconscient (ex. : la croix, symbole de souffrance et de transcendance). Les archétypes sont des modèles universels inscrits dans l’inconscient collectif, comme l’ombre (part refoulée de soi), l’anima/animus (féminin/masculin intérieur) ou le héros (quête initiatique). Les mythes sont des récits qui expriment les grands conflits psychiques humains. Ils révèlent les structures profondes de la psyché collective (ex. : Œdipe, le héros).
Les images sont le langage direct de l’inconscient, apparaissant dans les rêves et l’art. L’imagination active permet de dialoguer avec elles pour mieux se connaître. Ces langages sont essentiels pour le processus d’individuation, car ils aident à intégrer les différentes dimensions du Soi.
Jung considère certains phénomènes comme des médiateurs entre le conscient et l’inconscient, favorisant l’individuation. Les synchronicités (coïncidences porteuses de sens qui surviennent au bon moment, comme si l’univers répondait à une pensée ou une émotion intérieure) révèlent une connexion mystérieuse entre notre psyché et le monde extérieur. Les rêves (messages envoyés par l’inconscient sous forme de symboles, souvent en lien avec des archétypes universels ou des conflits intérieurs) offrent une guidance précieuse pour comprendre nos désirs profonds et nos blocages. L’imagination active (méthode développée par Jung qui consiste à dialoguer consciemment avec les images intérieures, par exemple en écrivant, en peignant ou en méditant sur elles) permet d’accéder aux parties cachées de soi et d’en retirer des enseignements. Le processus créatif (toute forme d’expression artistique ou spontanée, comme l’écriture, la musique ou la peinture, qui fait émerger des contenus inconscients et donne forme à l’âme) devient ainsi un moyen puissant d’exploration intérieure. Enfin, les rituels (pratiques symboliques structurantes, qu’ils soient religieux – comme la prière ou la messe – ou personnels, comme la méditation ou la contemplation de la nature) jouent un rôle essentiel pour ancrer la transformation intérieure et relier l’homme au sacré. Tous ces médiateurs sont des outils permettant un dialogue profond avec soi-même et une ouverture vers une dimension plus vaste, où la psychologie et la spiritualité se rencontrent.
Le cheminement jungien vers l’individuation est un processus intérieur profond qui conduit à une transformation de soi. Il commence par la prise de conscience de la persona (le masque social que nous portons pour nous adapter au monde, souvent façonné par l’éducation, les normes et les attentes extérieures). Cette persona est nécessaire pour interagir avec les autres, mais elle ne doit pas nous enfermer dans un rôle rigide qui nous éloignerait de notre véritable nature. L’individu doit apprendre à s’en détacher progressivement pour accéder à son moi authentique (ce qu’il est réellement au-delà des conventions et des apparences).
Une étape cruciale de ce chemin est l’apprivoisement de l’ombre (l’ensemble des aspects refoulés de notre personnalité, souvent jugés négatifs ou inacceptables, comme la colère, la jalousie, ou des désirs inavoués). L’ombre n’est pas seulement négative : elle contient aussi des forces vitales et créatrices, des talents cachés et des pulsions nécessaires à notre équilibre. La rejeter nous coupe d’une partie de nous-mêmes, tandis que l’accepter permet de gagner en intégrité et en liberté.
Vient ensuite l’intégration de l’anima et de l’animus, les polarités féminine et masculine présentes en chacun de nous. Chez l’homme, l’anima (dimension féminine intérieure) passe d’un stade primitif et instinctuel à une force inspirante et intuitive qui guide vers la sensibilité et l’introspection. Chez la femme, l’animus (dimension masculine intérieure) évolue d’une énergie autoritaire et rigide vers une sagesse intérieure qui apporte clarté et assurance. Lorsqu’ils sont harmonisés, anima et animus permettent d’accéder à un équilibre psychique profond et d’enrichir nos relations avec les autres.
Enfin, le processus d’individuation culmine dans l’harmonisation des contraires (l’union des forces opposées en nous, telles que raison et intuition, action et contemplation, lumière et obscurité). Ce n’est pas une annulation des opposés, mais une réconciliation qui nous rend plus complets et unifiés. Jung illustre souvent cette harmonie par le mandala, symbole de l’unité et de l’ordre intérieur.
Ainsi, ce voyage intérieur ne consiste pas à renier certaines parties de soi, mais à les intégrer pour devenir pleinement qui l’on est. Il ne s’agit pas d’un idéal inaccessible, mais d’un cheminement qui se fait progressivement, à travers les expériences de la vie, les épreuves et les prises de conscience. C’est une quête de vérité personnelle et d’harmonie intérieure, où la psychologie et la spiritualité se rejoignent pour guider l’individu vers sa plénitude.

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